Jacques HENRIC
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Le début du livre

Photo datée du 6 juin 2013, 17 h 40. Cour de la Fabrique. L’homme est pris de dos. Il se dirige vers la porte cochère ouvrant sur la rue de Reuilly. Une masse impressionnante. Sous la chemise de lin blanche, on devine un corps d’une puissance inhabituelle. La finesse de la taille fait ressortir la largeur des épaules. Les muscles dorsaux, trapèzes et deltoïdes, saillent sous le tissu. L’homme a le crâne rasé, peu de cou, deux sillons profonds dans la partie inférieure de la nuque en accentuent le volume.

L’homme : âge, 41 ans ; hauteur : 1,82 mètre ; poids : près de 100 kilos. Boxeur français originaire de Guadeloupe, deux fois champion du monde. Nom : Jean-Marc Mormeck, surnommé par les Américains The Marksman, le Tireur d’élite. Première rencontre avec lui. Il a le projet d’un match à Kinshasa qui clôturerait sa carrière de boxeur. Il est question que je l’accompagne pour écrire un texte sur ce futur combat où il remettrait en jeu son titre de champion du monde. On vient de parler des conditions du voyage et de mon accueil à Kinshasa. Kinshasa, la ville mythique où se déroula le Match du siècle, Mohamed Ali/George Foreman.

Je me vois déjà en Norman Mailer, au bord du ring, carnet de notes à la main.

19 juillet 1949. Une photo de vacances. Plage de Concarneau. Deux personnages en slip de bain, côte à côte. Un adulte d’une vingtaine d’années, corps d’athlète (belle plaque musculaire de l’abdomen, faisceaux de muscles réguliers cachant l’ossature du thorax, cuisses puissantes, attributs virils emplissant généreusement le slip-bikini), un môme maigrichon (jambes fluettes, épaules étroites, côtes saillantes). L’homme a posé son bras sur l’épaule du gamin, qui ne semble pas particulièrement heureux d’être là, pieds nus sur le sable, affublé d’un slip mouillé qui lui pendouille entre les jambes. Fait-il la tête, parce que, désireux d’aller pêcher la crevette avec le filet qu’on vient de lui acheter, on l’oblige à poser pour une photo ? Ce gringalet vis-à-vis duquel le costaud a ce geste protecteur, c’est moi, à 11 ans.

Plus que son imposante carrure, ce qui m’a frappé chez Jean-Marc Mormeck, c’est son visage juvénile, la finesse des traits ; pas une trace de coups, pas une cicatrice, une belle rangée de dents blanches et un nez qu’aucun poing n’aurait même effleuré. Pas une tête de boxeur, selon l’idée que je m’en faisais, n’ayant en mémoire que des images d’anciens champions vues dans les journaux de l’après-guerre ou dans des livres illustrés sur l’histoire de la boxe. Que de trognes cabossées, de nez écrasés, d’arcades sourcilières fendues et mal raccommodées, d’oreilles tuméfiées ! Que de dégâts sur les visages au terme de combats ayant tourné au carnage !

Celui du champion du monde des poids lourds, Jack Johnson, le bad nigger, qui lors de son combat contre James J. Jeffries le 4 juillet 1910 à Reno, dans le Nevada, termine le match avec un crâne remodelé comme une glaise malaxée par les doigts d’un Rodin,
celui, en sang, de Marcel Cerdan quand il perd son titre de champion du monde des poids moyens à Detroit devant Jake LaMotta,
celui de Ray Famechon, qu’on voit sur le ring du Vel’ d’Hiv’ après son match perdu contre l’Espagnol Fred Galiana, à demi aveuglé, un œil exorbité, l’autre enseveli dans des replis de chair violacés, les lèvres écrasées, collées par un sang noir séché,
celui de Joe Frazier, si durement malmené par Mohamed Ali le 8 mars 1971, qui, bien qu’incompréhensiblement déclaré vainqueur, est conduit en urgence à l’hôpital, victime de troubles du langage faisant craindre une hémorragie cérébrale,
celui du Canadien Dale Brown, devenu un tel informe magma sous les coups d’un Mormeck au mieux de sa forme que l’arbitre est contraint d’arrêter le massacre à la huitième reprise...

Je suis un corps/une masse/un poids/une étendue/un volume.

Quelle masse, quel poids, quelle étendue, quel volume, le demi-portion qu’on voit sur la photo de vacances en Bretagne, grelottant de froid au sortir du bain ? Et l’éphèbe musclé à ses côtés, quel volume, quelle étendue, quel poids ?

La taille, le poids, l’obsession des boxeurs. Un calvaire pour certains. Le poids, surtout. Quelques grammes de plus ou de moins et on passe d’une catégorie à l’autre. Dilemme : perdre des kilos pour rester dans sa catégorie ou pour passer à une inférieure, c’est prendre le risque de perdre une grande partie de sa puissance. Jake LaMotta a connu cette épreuve. Après avoir livré un combat chez les moyens, pour boxer chez les lourds-légers il a dû descendre son poids de 97 kilos à 87,500. Alors tout est bon : footing, saut à la corde, punching-ball, combats avec les sparring-partners, jeûnes, purges, bains de vapeur, étuves d’où le boxeur sort titubant, hébété. Si un lourdaud plein de graisse peut maigrir tranquillement de deux kilos en une nuit, en revanche, pour un boxeur, constitué uniquement de muscles et d’os, l’amaigrissement n’est pas une sinécure. L’inverse, c’est du gâteau. Pour passer d’une catégorie inférieure à une supérieure, une méthode simple et radicale : s’empiffrer de viandes grasses, de frites, et descendre quantité de bière, champagne et whisky. Encore faut-il maîtriser le mécanisme, car en quelques jours on a vite fait de gagner une dizaine de kilos. Le même LaMotta, sans s’imposer ce gavage, en se laissant simplement aller à son naturel, a vu son poids augmenter en quelques semaines de plus de dix kilos. Il a fait le calcul : il a gagné et perdu au cours de sa carrière un total de deux mille kilos. Deux tonnes ! Autre difficulté posée par le poids : allez vous déplacer sur un ring, face à un adversaire plus petit, plus léger, quand vous pesez 122 kilos et mesurez 1,97 mètre ! Ce fut le cas de cet ancien maçon, ex-lutteur de foire, l’Italien Primo Carnera. Comment ce gentil géant, un peu simplet, n’aurait-il pas été effondré en constatant, le 10 février 1933, qu’il venait de tuer sur le ring le boxeur Ernie Schaaf, victime d’un coma profond après le K.-O. ? Ce qui n’empêchera pas Carnera, si grand et si lourd qu’il fût, d’être à son tour victime d’une vraie boucherie quand il se retrouvera le 14 juin 1934 face à l’Américain Max Baer, qui l’enverra onze fois au tapis, un tapis généreusement imprégné de son sang.

Remontons dans le temps. Il n’y a pas qu’une brave brute de phénomène de foire, qui s’était fait les muscles en charriant des pierres et en pelletant du ciment, pour avoir eu dans sa vie et sur un ring quelques problèmes avec sa taille et son poids. On peut être un délicat aristo, un grand poète, et avoir souffert du même handicap (handicap, dans le cas en question, doublé d’une autre infirmité plus invalidante encore quand il s’agit de se battre sur un ring : avoir un pied bot). Un lord les eut, tous ces handicaps, il s’appelait George Gordon Byron, dit Lord Byron. Poète boiteux, et passionné de boxe. Il la pratiqua souvent, d’abord en s’entraînant avec un inhabituel sparring-partner, son valet, et sur un drôle de ring, la paille d’une écurie. À 17 ans, l’auteur d’un Don Juan est un bibendum de 96 kilos pour une taille de 1,74 mètre. À 20 ans, son obésité étant pour ce dandy un sujet d’humiliation, il dégringole à 64 kilos. Il consigne dans ses carnets les variations de son poids et les moyens employés pour faire fondre sa graisse : bains brûlants, jeûnes, laxatifs, tabac, opium, laudanum, rhum, champagne, bourgogne... (Seuil, p. 9-13)

Si vous avez été séduit par la boxe masculine et féminine aux Jeux Olympiques de Rio, la générosité, la technique et l’intelligence des compétiteurs (6 médailles pour la France dont deux en or, magnifiques, pour le couple Estelle Mossely et Tony Yoka), vous lirez sans doute avec beaucoup d’intérêt et le livre de Henric et le numéro spécial d’art press qui tombent à pic. — A.G.

 

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Corps à corps singulier, la boxe n’est évidemment pas seulement une rencontre de deux hommes, elle dépasse l’espace du ring. C’est sans doute ce qui fascine et provoque, comme l’écrit Joyce Carol Oates, « une volonté obstinée de comprendre » ce qu’est le noble art. Mais c’est aussi une volonté de nous comprendre, tant la fascination qu’exerce la boxe peut paraître troublante. « Je dois ainsi à mon intérêt pour la boxe d’en savoir un peu plus sur moi », raconte Jacques Henric. Boxe, son dernier livre, prend prétexte de deux événements – le souvenir d’un coup de poing donné par un camarade de classe et la rencontre, bien plus tard, avec le double champion du monde Jean-Marc Mormeck – pour écrire une histoire de corps souffrants et jouissants. Une histoire, personnelle, de la boxe où s’entremêlent, en vingt chapitres comme autant de rounds, coups donnés et coups reçus, écriture, sexe, mort et mysticisme, humiliations, K.-O. lumineux et défaites annoncées. Vingt chapitres dans lesquels Jacques Henric convoque boxeurs fantômes, boxeurs gazés, boxeurs déchus, boxeurs noirs et blancs, boxeurs dandys écrivains ou boxeurs gueules cassées, qui, tous, furent tout à la fois gagnants et perdants et ont cherché à écrire l’histoire avec leurs poings. Bref, on comprendra qu’il y a dans ce livre une manière d’interroger ce que peut être la littérature et ce qui peut la rapprocher de la boxe. Un combat à l’œuvre, donc. -AM

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Il me semble qu’il y a un lien étroit entre la Balance des blancs, ton précédent livre, et celui-ci. Ne s’agit-il pas de deux ouvrages interrogeant un rapport au corps ? Le premier a pour point de départ une opération chirurgicale, et une des origines de Boxe est ce coup de poing qu’enfant tu as reçu d’un élève de ta classe...

Comme tu sais, ce n’est pas nouveau, tous mes livres accordent une place importante au corps, corps érotique ou corps souffrant, les deux ne faisant sou- vent qu’un. Il est vrai que cette anecdote du coup de poing qu’a reçu le gamin que j’étais à la sortie de l’école, est un des éléments moteurs du livre. Une histoire bien banale, n’est-ce pas, mais qui, je m’en suis rendu compte dès l’écriture des premières pages, a eu sur moi un effet traumatique qui n’est pas étranger à la tournure qu’a prise le livre. Cette scène revient de façon récurrente du début à la fin de Boxe. Mais elle n’est pas à son origine, bien que celle-ci ait aussi à voir avec un corps, avec la présence, avec la vision d’un corps. Un corps de boxeur. Les premières lignes du livre décrivent cette imposante masse corporelle d’un homme qui s’éloignait dans la cour de la Fabrique, ce lieu où nous habitons Catherine Millet et moi. L’homme venait de nous quitter, je l’ai photographié de dos, tant m’impressionnaient sa carrure et la musculature qu’on devinait sous l’étoffe de la chemise.

CORPS GUERRIERS OU ÉROTIQUES ?

Il s’agissait, tu l’annonces d’entrée, du champion du monde Jean-Marc Mormeck. Dans quelles circonstances l’as- tu connu ? C’était il y a trois ans. Jean-Marc Mormeck souhaitait alors conclure sa carrière de boxeur en remettant en jeu son titre de champion du monde et il souhaitait que son combat eût lieu, rêve de beaucoup de boxeurs, à Kinshasa, là où s’était déroulé le match mythique du 20e siècle, Mohamed Ali- George Foreman. Des amis me l’avaient fait rencontrer avec l’idée qu’il serait judicieux qu’un écrivain assiste à ce championnat du monde pour en rendre compte. Pas vrai- ment pour jouer un nouveau Norman Mailer, mais pour, plus modestement, écrire un article dans un quotidien ou un hebdomadaire. Le projet n’a pu aboutir, trop coûteux. RINGS.

Interview par Alexandre Mare

Jacques Henric (Ph. A. di Crollalanza)